Souvenirs

Retrouver la mémoire

Mercredi 1er décembre 2021 – 02h45

J’ai grandi dans une famille où l’inceste planait comme un nuage au-dessus de moi. Plus tard, il devint comme un filtre sur ma pensée, ma personnalité, ma façon de voir la vie. Tellement évident mais tellement difficile à admettre.

Je me souviens de ce jour, je ne dois pas avoir plus de 3 ou 4 ans et je suis là, debout entre mon père et la baignoire, son sexe tout près du visage, que je regarde avec de grands yeux. Je n’ai pas peur, simplement c’est le trou noir après ça.

Voilà par où commence la dissociation.

Je me souviens des bises qui dérapent avec ce grand-père, de ses lèvres fines et rugueuses, de sa manière de me serrer et de forcer le baiser au moment de se dire bonjour.

Des souvenirs restés dans un coin de ma tête, comme des flashs réapparaissant furtivement par ci par là, estompés avec le temps. Ce qui me fait douter.

Globalement, j’ai plutôt peur des hommes et les évite depuis toujours. J’évite de leur parler, d’attirer leur attention, leur regard. Les tontons, le grand-père, les papas, le maître à l’école. Très jeune, j’ai conscience, sans savoir que ça a trait à la sexualité, qu’il y a quelque chose chez l’homme de l’ordre de l’incontrôlable, qui le fait devenir fou. Une sorte d’excitation qui le fait devenir quelqu’un d’autre et qui est dangereux

Et un état d’alerte constant se déclenche.

Je vis dans un mélange de peur et de ce que je me raconte pour me rassurer. Ma famille est parfaite, mon papa est gentil. Tout va bien. C’est comme les fantômes, les esprits de la nuit. Ca n’existe pas. Comme beaucoup de victimes, le déni a duré des années.

Et puis mon grand-père meurt, et c’est comme un soulagement. La veille de son enterrement, je crois voir son visage et son sourire sadique sortir des motifs du mur de la chambre. Comme s’il venait me faire peur une dernière fois. Je suis terrorisée. Je dis sadique parce qu’il prenait plaisir à nous faire peur, rien qu’en nous regardant, en haussant la voix. Je ne l’ai jamais vraiment vu sourire, ces sourires ne ressemblaient pas à des sourires. 

A 12 ans, j’apprends qu’il a violé une de mes cousines. On ne me dit pas que c’est lui, mais je le sais. Je dis son nom dans ma tête quand ma tante m’en parle, et je prie pour qu’elle se taise, qu’elle n’en dise pas plus. 

Ma famille est parfaite. Tout va bien.

Mais rien ne va. Parce que tout va mal à la maison. Mes parents se disputent depuis des années. Ma mère et ma sœur veulent me faire dire qu’il m’a fait quelque chose. Ca réveille une tornade à l’intérieur de moi. Je veux qu’elles se taisent, je m’enferme dans ma chambre. Ca les fait rire.

Je tombe malade 2 ans après. 

Et des années plus tard, ma sœur en parle. J’ai 20 ans. Elle dit que mon père l’a violée. Je l’apprends de manière détournée. Et je vois bien que son comportement change. Elle a beaucoup plus d’assurance, obtient les faveurs qu’elle veut. Me prend de haut, mais ça elle l’a toujours fait. Et je vois bien que cette toute puissance la remplit de satisfaction. 

Je ne sais pas si je dois la croire. Ce n’est pas le genre de choses qu’on remet en questions. Mais je connais ma sœur. Avant ses révélations, elle passe ses journées à regarder des émissions sur les crimes et délits sexuels. Et lorsqu’elle fait ses aveux à ma mère, c’est bien pour obtenir quelque chose. Je ne la crois pas, mais j’ai très peur. Peur de voir mon père menotté partir avec les gendarmes un week-end. Mais, rien. Il ne se passe rien. La vie suit son cours, ma mère et ma sœur règnent en maîtresse sur la maison, mon père est rejeté sans explications, mais nous continuons tous de vivre comme ça sous le même toit, pendant des années. Évidemment personne ne part, puisque ce mauvais père, il ramène l’argent, et personne d’autre ne fout rien.

J’ai toujours su que mon père avait subi quelque chose et je l’ai toujours défendu, comme une victime. Mais je n’exclue pas qu’il ait fait quelque chose. Peut être à ma sœur, peut être à moi, pour avoir du pouvoir à son tour, comme pour se venger. Il a joui de ce pouvoir des années par l’autorité abusive qu’il exerçait sur moi, mon frère, et ma mère. Ca me met toujours très en colère. Mais ce qui me dérange le plus aujourd’hui, c’est les conséquences que tout ça a sur ma vie aujourd’hui.

J’ai 33 ans. Je suis une femme-enfant sous des airs très matures. Je n’assume pas d’être une femme car j’ai toujours ce réflexe de me cacher, l’intention de ne pas susciter le désir. Je suis confrontée à des hommes, des personnes, qui me rabrouent, ne me laissent pas de place, nient mes émotions, ma personne. J’ai un énorme besoin d’attention, de tendresse, d’amour, mais les hommes c’est mon cul qu’ils veulent. J’ai l’impression d’être manipulée en permanence, que les gens jouent de ma naïveté. Que lorsqu’un homme, quel que soit son âge, est gentil avec moi, c’est toujours pour avoir une faveur sexuelle. Et c’est en partie vrai parce que notre société est comme ça. La société est abus sous toutes ses formes : abus sexuels, abus d’autorité, de pouvoir, abus de confiance. Et que pendant des années, des décennies, la femme et les petites filles étaient asservies aux hommes. Il paraît toujours normal pour certains que de vieux hommes draguent des jeunes femmes, des jeunes filles. Surtout eux en fait. La différence d’âge ne les dérange pas. Moi ça me dérange. Je ne veux pas d’un corps vieux. 

Je voudrais que ça s’arrête parce que ces conneries m’empêchent de vivre ma vie. Un jour, moi aussi je voudrais être maman, et je ne veux pas que mes enfants pâtissent de ce passé qui ne leur appartient pas, comme il ne m’appartient pas. J’ai besoin d’en parler. J’ai besoin de vider mon sac et d’être aidée, d’y voir plus clair. Et peut être aussi, rencontrer des personnes comme moi. J’ai l’impression d’être en décalage avec le reste du monde, de ne pas voir la vie comme il faut. Et je veux vivre tout simplement, normalement. 

@andreajinycloud

#metooinceste